Habiter à l’hôtel, c’est la conception de la vie comme un roman
(Bertolt Brecht)
D’Aden à Zurich, de l’Asie à l’Europe, des Amériques à l’Afrique, ce site est un tour du monde des hôtels d’écrivains.
Réel ou fictif, palace, pension, auberge ou motel, l’hôtel a toujours occupé une place privilégiée dans l’imaginaire romanesque.
Les hôtels sont de véritables pièges à fantasmes littéraires, on l’a vérifié encore avec le savoureux roman d’Olivier Rolin avec Suite à l’Hôtel Crystal (2004).
Pour les écrivains comme pour leurs personnages, ce lieu de passage est le théâtre de tous les drames, de toutes les passions. On peut y trouver la mort comme Pavese, Roussel, Tchekhov, Lautréamont ou Wilde, la passion comme Apollinaire et Lou, ou Lolita, des fantômes comme Julien Green ou Yeats, des voleurs comme Maïakovski ou Zweig…
« La chambre d’hôtel est la cellule monastique du laïque » a dit l’écrivain Gabriel Matzneff, qui a vécu de 1987 à 1991 dans un petit deux-étoiles parisien du VIe arrondissement, le Taranne, disparu depuis. « Si j’étais riche, je vivrais à l’hôtel toute l’année. On y est délivré des soucis ménagers et réduit au strict nécessaire : placard, lit, table. C’est l’endroit idéal pour écrire, car il empêche les distractions auxquelles se prête l’appartement » renchérit Matzneff.
Enfant, Marcel Proust était descendu avec sa grand-mère au Grand Hôtel de Cabourg. Quand il s’attelle à l’écriture d’A la recherche du temps perdu, il y prend ses quartiers d’été. Cabourg, le Balbec d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, restera son port d’attache jusqu’en 1914. L’écrivain fuit la lumière et se contente de contempler la mer à partir du grand salon de l’hôtel (aujourd’hui le restaurant Balbec). Derrière sa vitre, elle lui apparaît « comme une toile d’une couleur agréable ». Il ne supporte pas le bruit et, pour ne pas entendre marcher au-dessus de sa tête, il occupe une chambre sous les toits. C’est la 414. Les inconditionnels de Proust s’en disputent la location, proposée sans augmentation de prix.
Bien souvent, le séjour d’un écrivain dans un hôtel y ouvre les portes de l’histoire. A la fin des années 1950, Vladimir Nabokov abandonne la vie universitaire et l’Amérique. Il pose ses valises en Suisse, sur les berges du Léman. Peter Ustinov lui recommande le Montreux Palace. En 1961, l’auteur de Lolita s’y installe au sixième et dernier étage. Il n’en bougera plus jusqu’à sa mort, en 1977, partageant son temps entre l’écriture et la chasse aux papillons. Véra, sa veuve, y habitera encore quatorze ans. Depuis, d’importants travaux de rénovation ont été entrepris. Aujourd’hui, c’est la chambre 67 qui se trouve là où Nabokov travaillait. La clientèle russe, qui vient à Montreux comme on fait un pèlerinage, ne manque pas de la visiter. L’hôtel entretient soigneusement le souvenir de l’écrivain, et pour le 100e anniversaire de sa naissance (1999), une statue de bronze a été élevée dans le jardin.
Les hôtels ont compris la notoriété qu’ils pouvaient tirer de leurs hôtes illustres. Ils s’emploient donc à en cultiver la mémoire.
L’hôtel Gritti, à Venise, a baptisé « Hemingway » la suite du deuxième étage, dont les fenêtres gothiques ouvrent sur le Grand Canal. C’était la préférée de Papa, qui y séjourna souvent entre 1948 et 1954.
Le colonel Richard Cantwell, héros d’Au-delà du fleuve et sous les arbres et double d’Ernest Hemingway, habite lui-aussi « le charmant petit palais rose à deux étages tout au bord du canal ». A l’image de son illustre créateur, il a sa table réservée au bar, où il commande des doubles Martini très secs. Et dans la salle de restaurant, on sert encore le valpolicella dont Cantwell-Hemingway aimait arroser ses déjeuners.
Agatha Christie n’a imaginé aucune intrigue à Istanbul. En revanche, elle a voyagé plusieurs fois à bord de l’Orient-Express, notamment pour rejoindre son mari, l’archéologue Max Mallowan, sur ses chantiers de fouilles en Irak, et elle a séjourné au Pera Palace.
Rénové à grands frais en 2010, le luxueux hôtel a dédié la chambre 411 à la reine du roman policier : une Remington des années 1930 a été placée bien en vue dans la pièce. Le Bellevue, un charmant petit hôtel des Alpes slovènes dont la terrasse surplombe le lac de Bohinj, fait moins de manières. En août 1967, Agatha Christie y passa pourtant quinze jours de vacances. Dans le couloir qui conduit aux chambres, de discrètes photographies témoignent de son séjour, comme on célèbre une parente aimée plutôt qu’un écrivain mondialement vénéré.
Certains écrivains ont choisi d’anciens palaces : le Ritz à Paris ou le Copacabana Palace à Rio de Janeiro, d’autres des petits hôtels de charme, mais toujours stratégiquement situé comme le Louisiane à Saint-Germain-des-Prés où l’écrivain égyptien d’origine grecque Albert Cossery séjourna plus de 50 ans jusqu’à sa mort en 2008.
Dans la réalité, accueillir des écrivains n’est pas toujours de tout repos pour un hôtelier : à La Sapinière de Chamonix, Curzio Malaparte dérange les autres clients en aboyant la nuit, «son seul plaisir dans la vie» ; Ernest Hemingway organise des parties de cricket entre les pieds des meubles anciens de sa chambre du Gritti Palace, à Venise; une nuit d’ivresse, Sergueï Essenine brise les miroirs et détruit le mobilier de sa chambre du Crillon, place de la Concorde, avant de s’enfuir nu dans les couloirs; et Cyril Connolly, en séjour à l’Hôtel de La Louisiane à Paris, élève des furets qu’il nourrit de foie sanguinolent !
Mais tous les auteurs ne sont pas aussi excentriques et, la plupart du temps, ils ne cherchent qu’un havre les protégeant des importuns, comme Baudelaire à l’Hôtel du Quai Voltaire quand il travaillait à la traduction des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’ Edgar Poe, tout en corrigeant les épreuves des Fleurs du mal.
Il existe des établissements au nom mythique en littérature, tel le Raffles Hotel de Singapour, célèbre pour les livres qui s’y déroulent ou les nouvelles écrites dans ses murs par nombre d’écrivains voyageurs, qui ont donné leur nom à la chambre où ils ont dormi : si vous y allez, offrez-vous la 107 de Kipling, la 116 de Malraux, la 119 de Conrad ou la 120 de Somerset Maugham ! Même défilé de célébrités au Waldhaus de Sils-Maria avec Tagore, Mauriac, Hesse, Thomas Mann, Jouve, Moravia, Adorno, Friedrich Nietzsche, qui appréciait la spacieuse bibliothèque ouvragée. Le Beau-Rivage à Ouchy n’est pas en reste avec Paul Bowles, qui y héberge l’héroïne d’une de ses nouvelles, Noël Coward qui y situe le début de ses Vies privées et surtout Albert Cohen, qui passe ici un décisif week-end d’amour avec Jane Fillion, le modèle d’Ariane dans Belle du Seigneur.
A Paris, le petit Hôtel des Grands Hommes doit sa réputation au fait que la chambre d’André Breton, qui a servi de siège à la revue surréaliste Littérature, a accueilli Aragon, Tzara, Eluard, Ungaretti, et que c’est là que Breton a inventé l’écriture automatique avec Philippe Soupault. Mais que dire, à New York, de l’Algonquin ou du Chelsea ? Le propriétaire du premier organisait des tables rondes littéraires fréquentées notamment par Robert Benchley, Edmund Wilson et la fantasque Dorothy Parker. Quant au second, tout ce que le monde des lettres compte de personnalités originales y a un jour posé ses bagages : Mark Twain, Dylan Thomas, Vladimir Nabokov, Tennessee Williams, les poètes de la Beat Generation, William Burroughs – sans oublier les chanteurs Bob Dylan, Janis Joplin, Jimi Hendrix…
Le nom du Grand-Hôtel de Cabourg reste attaché à celui de Proust, comme le Danieli aux amours vénitiennes de George Sand et Musset ou l’ancien Hôtel des Roches Noires (Trouville) à celui de Marguerite Duras ; mais les grands voyageurs que sont André Gide, Kafka, Valery Larbaud, Tchekhov, Paul Morand, Hemingway ou Fitzgerald ont laissé des traces de leur passage dans nombre de lieux et établissement hôteliers. Et certains, comme Albert Cossery ou Julien Benda, ont choisi de vivre à l’hôtel pour ne pas s’encombrer. Source d’inspiration, lieu de rencontres, nid d’amour, refuge, endroit où l’on s’ennuie (comme Richard Brautigan à Tokyo, qui monte et descend par l’ascenseur sans la moindre raison), l’hôtel est tout cela. C’est aussi un endroit où l’on meurt : si le décès de Tchekhov, d’Oscar Wilde ou de Lautréamont est dû à la maladie, c’est le suicide qu’a choisi Pavese à l’Hôtel Roma de Turin en laissant un dernier texte, La mort viendra et elle aura tes yeux se terminant par « Assez de mots. Un acte ! ».